Superstition, par Christine Avel

Carte blanche de Christine Avel

Tu verras, lui dirent-ils. Tout le monde y passe. Rien à faire.
Tous lui en parlèrent, et tous avaient au moins un exemple en tête : édifiant, larmoyant et surtout consternant.
Elle demanda confirmation à l’éditeur. Connaissait-il par hasard des cas… ? Il opina d’un air grave. Il connaissait des cas, oui. Plus d’un. Presque tous. Il lui était nécessaire, dit-il, de la prévenir.

C’est ainsi qu’elle apprit, trop tard, que ses jours de frêle harmonie conjugale étaient comptés.
Elle jugea utile, à ce stade, d’avertir son futur ex-mari. Il se montra, comme à son habitude, optimiste et désinvolte à l’excès.
Elle décida de le tester : quelles étaient ses attentes ? Ce roman, comment le voyait-il ? Espérait-il en secret Jaguar, écran plasma ? Craignait-il davantage le succès ou l’échec ?
Bien, il voyait tout bien.
Il ne s’en foutait pas, non, il n’attendait rien. Il ne craignait rien. Si vraiment il devait choisir ce serait l’écran plasma, plutôt, mais enfin on pouvait attendre le troisième, peut-être le quatrième livre, quand on aurait trente mètres carrés de plus. Il n’était pas pressé.
Elle reprit du poil de la bête.
Simple superstition moyenâgeuse.

Petit à petit malgré tout, la prédiction les mina l’un et l’autre.
– Tu y crois, toi, au divorce au premier roman ? lui dit-elle un matin après l’avoir, en rêve, lardé de coups de couteaux pour la troisième nuit consécutive.
Il avait les yeux cernés, n’en dormait plus. Il avoua avoir passé des heures, en douce, à lister sur Internet les associations de soutien aux jeunes pères divorcés. Il avait pris le numéro d’un avocat. Il s’était renseigné sur les gardes alternées. Il avait compté leurs sous, pour un partage équitable, précisa-t-il dans un sanglot. Et sur une impulsion qu’il ne comprenait plus il dit avoir coup sur coup, la veille, acheté pour lui un pull hors de prix ; bu deux de leurs meilleures bouteilles ; et déchiré dans un accès de rage son unique Pléiade.

Elle pardonna, bien sûr : le Pléiade était une anthologie bilingue de la poésie albanaise, offerte à Noël par une grand-tante sénile. Et tout au long de cette nuit-là, désespérés, ils envisagèrent les pires extrémités. Mme Irma, sa caravane et sa boule de cristal, sous le métro aérien de Jaurès. Un cierge à saint Jean-Baptiste de Belleville, des bâtons d’encens rue de Choisy. Sacrifier un coq noir dans une cave de Montreuil, par une nuit de pleine lune, en compagnie d’Ibrahim Abdoulaye Cissé, marabout et fils de marabout malinké, en arrivage direct de Bafoulabé.
Dans un geste dramatique de toute beauté, elle offrit enfin de sacrifier le livre à venir sur l’autel de leur amour : mais il refusa noblement avec, tout de même, une petite arrière-pensée pour l’écran plasma.

Deux jours plus tard le futur ex-mari se leva, pourtant, d’excellente humeur. Il vint la réveiller, un café à la main ; il avait, dit-il, trouvé la solution, la seule possible.

C’est ainsi qu’ils décidèrent, d’un commun accord, de prendre le taureau par les cornes. Il ne restait que peu de mois pour s’organiser, avant la parution de ce premier roman.
Il avertirent donc parents, amis et collègues de la triste nouvelle.
Contre toute attente, les semaines suivantes furent délicieuses : car par compassion, on leur épargnait à présent les querelles stupides, les mauvaises nouvelles, les corvées familiales, les dîners mortels et les dossiers à boucler le week-end.
On les invita de toutes parts. On proposa de garder leurs enfants des semaines entières, quand pas un proche ne s’était dévoué les quatre années précédentes. Leurs pires ennemis eurent soudain des attentions délicates ; l’un d’eux leur expédia les clefs de sa maison de vacances à l’île de Ré, où ils passèrent d’excellents week-ends en amoureux. Ils partirent pour Naples, Santorin, les Célèbes et New York, vivant de façon éhontée sur cette générosité collective inattendue. Ils étaient chouchoutés, désirés, comblés. La vie était douce.

Certains finirent par trouver louche cette longue lune de miel, et se scandalisaient tout haut de ces futurs divorcés qui mettaient tant de bonne volonté à se rabibocher, sans jamais se décider à la réconciliation finale.
Pour atteindre leur but il fallait donc une preuve. Ils fixèrent la date au milieu de l’été.
Il fit un temps splendide : jamais divorce ne fut plus à l’amiable. On citait en exemple leur humeur joviale, leur exquise courtoisie mutuelle. La fête fut légère, bien qu’arrosée d’un solide bordeaux un peu tannique, accordé aux occasions graves de l’existence. Les enfants étaient ravis, gavés de glaces. Elle prit sa plus belle cuite depuis la fin de ses études, et elle avait le vin gai.

Le roman parut, enfin.
Alors lui dit-on, alors, comment votre mari vit-il ces moments difficiles ?
Hélas, répondait-elle toujours, hélas.
Et l’on ajouta une petite croix, dans la liste sans fin des divorces au premier roman.

Pour déjouer le sort ils attendirent quelques semaines, avant d’annoncer leur remariage.

Il paraît qu’au second roman, la dépression te tombe dessus.
Et pas n’importe laquelle, hein, pas une petite déprime, pas juste une gueule de bois : non, la vraie, la seule, la bonne vieille dépression. Celle qui te met au bord du suicide, du jour au lendemain.
Personne n’y coupe, dit-on. Les forts comme les faibles, les vieux comme les jeunes, les doués comme les médiocres ; les obsessionnels, comme les hystériques.
Elle attend de pied ferme : à titre préventif, elle entame dès ce soir une bonne cure de Prozac.

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