Mes premiers pas, par Isabelle Minière

Carte blanche de Isabelle Minière

Mes premiers pas dans l’existence furent plutôt pénibles. Je tombais tout le temps. Tomber, cela n’est rien, mais se relever… Et à quoi bon ? Pourquoi marcher, dans le fond ? Je manquais de motivation.
J’ai réussi à marcher pourtant, je ne sais comment, et presque malgré moi. Réussir ? tu parles d’une réussite… Tout le monde marche ; et pour aller où ?
Je regardais mon corps avancer, mes mains saisir les objets qu’on leur tendait, cuiller, timbale, vêtements… Je laissais mon corps s’en débrouiller, je ne me sentais pas concernée. J’ai su nouer mes lacets, m’habiller, me laver… sans conviction. Je ne voyais pas l’intérêt.
Les journées se ressemblaient tellement que j’avais l’impression de recommencer toujours la même.
Je me demandais si ça allait durer longtemps… Et je ne voyais rien à espérer. Rien de neuf, rien de réjouissant.
Mes parents n’étaient pas des gens antipathiques, mais enfin, c’étaient des parents…
Mes frères et sœurs n’étaient pas méchants, mais ils étaient bruyants. Vivre dans le bruit, ça n’était pas très amusant. Déjà vivre…

Un soir, j’ai aperçu comme une lumière, éclatante ; un espoir, magnifique. C’était le plus beau jour de ma vie.
Mes parents nous ont tous réunis dans la salle à manger, et ils nous ont demandé le silence : ils avaient quelque chose d’important à nous dire. Ils avaient l’air grave, la mine abattue ; mais comme ils n’étaient jamais follement gais, ça ne faisait guère de différence.
J’ai pensé qu’ils avaient peut-être décidé de nous abandonner et qu’ils voulaient nous en avertir, pour qu’on ne soit pas trop surpris le jour où des gens viendraient nous chercher.
J’avais déjà imaginé cette solution – comme nous étions des enfants fatigants, nos parents en avaient souvent assez de nous supporter. J’avais imaginé le transfert dans une autre famille et cette idée me laissait indécise. Toutes les familles se ressemblaient sans doute plus ou moins, et, une fois l’attrait de la nouveauté passé, tout recommencerait. Ici ou ailleurs… Ce serait du pareil au même. Et puis on sait ce qu’on quitte…
Ma mère a essuyé une larme, et nous a annoncé la grande nouvelle : ma grand-mère était morte. Morte, morte. Plus jamais elle ne vivrait. Pas même une journée, pas même une heure. Rien, plus rien.
J’ai éclaté de joie.
Mon père a dit que c’était nerveux, et ma mère m’a envoyée me calmer dans la salle de bains – c’était la pièce réquisitionnée pour se calmer.
J’étais si heureuse. Ainsi donc tout ça prendrait fin. Tout le monde y avait droit. Même moi ! Tout allait finir… Un immense soulagement m’a envahie. J’avais le sentiment de sortir d’un cauchemar dont je ne saisissais toute l’horreur que de façon rétrospective, une fois réveillée : je l’avais échappée belle.

Pendant quelque temps, la vie me fut plus légère. L’ennui ne pesait plus autant : il était transitoire, éphémère pour ainsi dire.
Mais. Mais les parents font le malheur de leurs enfants sans même s’en apercevoir. Et avec une application qui peut ressembler à de la cruauté. Les miens ont cru malin d’associer la mort à la vieillesse. Et encore : à l’extrême vieillesse. Il était nécessaire, d’après eux, de devenir très vieux, d’abord, pour espérer enfin la mort. Je n’étais pas sortie de l’auberge. A peine y étais-je entrée…
Le découragement me gagnait au fur et à mesure qu’ils remuaient le couteau dans la plaie. Je me souvenais des mains fripées de ma grand-mère et je regardais les miennes, dodues, effroyablement jeunes.
Mes frères et sœurs paraissaient rassurés, comme si un grave danger s’éloignait d’eux. Ils ne comprenaient rien à rien. Je m’étais déjà aperçu qu’ils n’étaient pas tout à fait normaux.
J’avais pris le pli de très peu parler, les mots ne me semblaient servir qu’à créer de la confusion, mais j’ai fait une exception pour l’occasion. J’ai demandé si les enfants avaient interdiction de mourir. On m’a répondu que les enfants devaient vivre, sauf accident.
Ne me restait plus que l’accident…
Je l’espérais de tout mon cœur, à Noël, à mon anniversaire… Peine perdue.
J’en pris mon parti. Et tout recommença.

Il y eut des lundis, invariablement suivis de mardis, eux-mêmes inexorablement suivis de mercredis, etc., etc. Ca n’en finissait pas.
La vie était lente, la vie était longue…
J’aurais voulu être une vieille dame, infiniment vieille. Au lieu de quoi, tout ce temps devant moi, inépuisable…
Je jouais mon rôle d’enfant, mais le cœur n’y était pas. Je n’étais pas intéressée.
Et il me semblait qu’il en serait toujours ainsi.

Jusqu’au jour où…
Comme une révolution. Une révélation.
Le monde s’ouvrit, tout bascula, tout s’éclaira. La lumière jaillit, et la joie… Une joie que je n’avais jamais imaginée. Plus rien ne serait jamais comme avant. J’étais intéressée, j’étais concernée, j’étais transportée.
Le plus beau de ma vie, le plus intense, le plus troublant, le plus réjouissant, je le tenais là, entre mes mains dodues, et j’en étais tout éblouie.
J’étais sauvée, à jamais.
Je savais lire.

William L.T., Union Correctional Institution, Raiford, Florida, USA, par Fred Paronuzzi

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