Rencontre avec Martine Laval (Jacques Chauviré)

Carte blanche de Jacques Chauviré

Il y a les mains, bavardes comme des mouettes. Elles vont, viennent, l’une se pose sur un genou, l’autre s’achemine vers le visage jusqu’à le couvrir, ne laissant entrevoir qu’un oeil noir, brillant. Et puis, hop, elles s’envolent encore, trop de choses à dire ou peut-être à ne pas dire, pas tout de suite… Ces mouettes-là, délicates, longtemps, ont touché des corps, couché des mots : elles ont la consolation dans la peau. Ces mains-là, aériennes, parlent pour Jacques Chauviré, médecin et écrivain dilettante.
(…) De romans en nouvelles, il dit ses semblables, ses patients. Ils sont ouvrier, réfugié d’Espagne, jeune suicidé, instit serviteur de la République, ou vieux parents abandonnés. Chauviré se dit tiraillé entre espoir et lassitude, bonté et impuissance  ; il se met en scène, à peine dissimulé derrière son narrateur, un certain docteur Desportes, tout à tour médecin d’usine, de village, vacataire dans quelque hospice de vieillards. Ange gardien des humbles, en somme. Ses romans d’inspiration autobiographique défient le temps. Cet homme-là a fait le choix des mots simples mais denses, de la générosité, de l’écriture à hauteur d’homme : il est de la trempe des Jean Forton, Henri Calet, Georges Hyvernaud. Des écrivains de l’ombre, des presque-oubliés. Des grands.
Jacques Chauviré est né en 1915. Il n’a pas connu son père, « mort pour la patrie ». Il est fils de héros, élevé par une mère au veuvage inconsolable – elle ira jusqu’à changer son prénom pour lui faire porter celui du père. L’enfant grandit dans le mystère de l’absence, dans une sorte de dévotion à la mort, ce qui ne l’empêche pas, petit bonhomme de 5 ans, de tomber amoureux d’une certaine Elisa, une belle de 18 ans… Un an avant la déclaration de la Seconde Guerre, le jeune homme se plie de bonne grâce au voeu de sa mère et intègre l’internat aux hôpitaux de Lyon.
Entre la pratique de la médecine et celle de l’écriture, il voit aujourd’hui un lien naturel. Les mains reprennent la parole, la voix est douce  : « Autrefois, la médecine était une discipline littéraire. On nous enseignait la philosophie. La technique était négligeable. Nous avions le sentiment de peu apprendre dans les cours magistraux. En revanche, tous les matins, nous étions à l’hôpital. Il fallait observer et décrire. L’observation et sa transcription s’entouraient d’un cérémonial. L’étudiant lisait son observation au pied du lit du malade devant le patron. Les patrons d’alors étaient cultivés et exigeaient des rapports parfaitement écrits. »
En 1942, il ouvre son cabinet à Neuville-sur-Saône (où il vit toujours). A la Libération, les temps sont « difficiles, incertains, entre misère et règlements de compte, des voisins s’envoyaient des cercueils… » La clientèle se fait rare. « Je n’avais rien à faire. Je lisais Saint-Simon, Chateaubriand, Baudelaire, Racine surtout. Et puis me passe par la tête l’envie d’écrire un pastiche de Baudelaire. Je crois que lorsqu’on commence à écrire, on continue. Le soir, je prenais des notes sur mes quelques patients, des notes très médicales, mais, très vite, j’ai eu tendance à élargir ces notes à un trait de caractère, une gestuelle. » Ainsi naissent des personnages… La littérature, selon Chauviré, c’est aussi simple que cela, un « pas grand-chose », sourit-il en haussant ses frêles épaules, « un plaisir tranquille mais pas essentiel ».
Plus tard, l' »écrivain malgré lui » ose envoyer à Albert Camus un court texte, « rien, deux ou trois pages ». L’auteur de L’Etranger lui répond : « Continuez ! Mais méfiez-vous. Vous avez lu trop de poésie. Ce texte est bourré d’alexandrins. » Chauviré le discret en rit encore : « C’était Racine qui resurgissait ! Certes, ces mots de Camus m’ont fait plaisir, mais je ne pouvais pas m’y attarder, j’étais très préoccupé par mon travail, il me fallait nourrir ma famille. » Son premier roman, Partage de la soif, récit d’un médecin d’usine pris entre le patron et les ouvriers, est publié en 1958 chez Gallimard, sous les auspices d’Albert Camus. Mais la mort n’a pas oublié Chauviré. Elle rappelle à elle ses amis : en 1959, l’écrivain voyageur Jean Reverzy, avec qui il fit médecine à Lyon, et, l’année suivante, Albert Camus. Chauviré, Camus, Reverzy – étrange lien – étaient tous trois pupilles de la nation de la Grande Guerre. Jacques Chauviré, une fois encore, se retrouve orphelin. Il continue sa route : soigner, écrire.
Le médecin ne craint pas de se dire toujours hanté par la mort. « L’absence physique des gens m’est insupportable. Quand je pense à une personne disparue, je ne retiens rien de son esprit, de son caractère. Je ne songe qu’à son corps, ses gestes, son attitude. » Il enchaîne tout de go, tendant loin devant lui une main : « Le temps presse sans cesse, m’assaille. J’ai peur qu’il s’en aille. »
Jacques Chauviré a plus de souvenirs que s’il avait vécu mille ans : il a approché mille vies, affronté mille morts, en a encore tant et tant à raconter. Mais, désormais, dit-il avec une simplicité terrifiante, sa main, cette mouette légère, tremble lorsqu’il écrit, et cela est « difficile à vivre ». Nous aimerions le rassurer un peu, lui dire que si le temps presse, il a su, lui, le dompter avec ses mots lumières et donner à ses lecteurs des envies de mordre la vie.

Martine Laval, Télérama n° 2812 – 6 décembre 2003.

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