Quand il sera trop tard, par Christine Van Acker

Carte blanche de Christine Van Acker

Qu’est-ce qu’ils ont su de lui ?

La casserole chauffée au rouge, puis la bonbonne de gaz vide. Une assiette qu’il n’avait pas eu le temps de vider, couverte de moisissures. Les mouvements visibles arrêtés, l’horloge interrompue, le temps à rebours, le sentiment de froid qui s’est installé dans le logement étroit malgré le bel été. Un lit défait, modelé peut-être depuis longtemps par un sommeil en désordre. Quelques livres cornés, leurs titres oubliés. Personne n’y avait prêté attention quand ils étaient venus le chercher.

Derrière ses rideaux sales et déchirés, les riverains le voyaient peu. Dans cette petite ville, on ne s’occupe pas des affaires des autres. On évite d’oublier sa poubelle sur la rue après le passage des éboueurs, on ne sort pas décoiffé, ni avec une tache sur le pantalon, on se repoudre pour une course chez le boucher, on ne laisse pas sa voiture maculée de boue à la vue de tous, on évite tout ce qui pourrait déranger l’ordre commun, on n’aimerait pas que du mal soit dit de vous, on voudrait que le monde autour de soi glisse sur les mêmes patins, on garde ses distances, on dévore des yeux, cachés derrière les tentures, les aliments de sa survie quand s’éteignent les feux de l’amour. Les autres, sans qu’on leur demande rien, aiguisent leur critique, les autres ignorent qu’ils sont condamnés par les autres, les autres ne comprennent pas comment les autres peuvent vivre comme ça, chacun chez soi, on ne s’en mêle pas.

Il s’était fixé là quelques années plus tôt. Les gens d’ici, habitués à la présence du bateau, ne lui avaient jamais demandé d’où il venait et pourquoi il s’était amarré là. Le bateau n’était pas en bon état. Il faisait tache dans le paysage, devant ces maisons aux pelouses rases, aux haies taillées au cordeau, aux graviers peignés, aux briques récurées les unes après les autres, la mousse bannie. Personne n’était venu le lui dire en face. Chacun fait ce qu’il veut chez lui. Ils n’auraient pas fait comme lui.

Les voisins vivent entourés de briques, cimentés dans une chape de béton. Les voisins ne sont pas de ceux qui peuvent larguer les amarres, et repartir quand cela leur chante, même si personne ici n’aurait misé sur les chances de ce vieux rafiot de parvenir au port suivant. Sans les coups de peinture, un bateau vire rapidement à l’épave. Les bateliers retraités du quartier en ont gardé l’habitude. L’hiver, les poils de leurs pinceaux les démangent. La belle saison revenue, ils redonnent une couche au sol de la cave, au muret d’une allée, à la cornière du balcon, toute surface bonne à peindre n’échappera pas à l’intransigeance de leurs coups de pinceau.

À cause de l’odeur, sans doute, ils avaient forcé sa porte. Tant que vous ne puez pas, vous pouvez mourir à petit feu, personne ne se souciera de vous. Vivant, il ne cherchait pas le contact ; sa mort l’a mis à disposition de mains étrangères qui ont bien dû s’occuper de la charogne vidée de ce qui fut lui : beaucoup de fluides, de l’eau évaporée.

Après sa mort, le notaire a exhumé de l’oubli une famille, sa famille. Depuis qu’il s’était arrêté là, on n’avait remarqué aucune visite – ça se serait su. Un homme et sa sœur ont été observés, discrètement, quelques jours plus tard, éparpillant leur père réduit en cendres tout autour de l’embarcation, un bouquet de fleurs fraîches déposé sur le toit de la cabine ; des fleurs qui auraient tôt fait de s’associer aux teintes passées du lieu. Les gens d’ici, dont les morts gisent en caveaux de famille, ou dont les cendres sont conservées dans des urnes, ne font pas de poussière. Ils n’auraient pas imaginé qu’on puisse lui rendre cet hommage-là : les cendres au vent, les fleurs coupées.

Ce bateau rafistolé que tout poussait à couler, les enfants, sortis de nulle part, en ont refusé l’héritage. Ils sont repartis avec, dans les mains, ce qui ressemblait à un bocal de poisson rouge.

Le ruban rouge et blanc devant sa porte scellée donnait un air festif à ce qui fut sa dernière demeure, une demeure de métal rongé, un toit de roofing raccommodé à la va vite avec des morceaux de plastique. L’eau du dehors de lui, s’infiltrait de partout, curieuse de l’eau de son dedans. Sur la table, une croûte de vin dans le fond du verre, des asticots dans la casserole dont le contenu devait à ce moment-là rappeler les soupes qu’on invente en cachette de nos parents quand on est enfant, une michetrolle qu’on laisse fermenter dans la remise. La putréfaction des plantes dans le liquide lui rendait une chaleur qu’elles avaient accumulée pendant leur courte existence. La vue répugnante de ce liquide tiède nous donnait un plaisir visqueux. Approchant de si près la vie en ébullition, nous nous prenions des airs de sorcier.

Quand ils l’ont découvert, des banques racoleuses et des produits anti-âge suintaient des haut-parleurs d’une vieille radio au bout de ses piles. La photo floue d’un chien blanc avec une tache brune sur l’œil était punaisée sur la cloison en bois de la cabine. Le chien souriait. C’en était presque gênant.

Des mois seraient nécessaires pour que l’odeur s’estompe d’elle-même, respirée par les invisibles recycleurs. À mesure qu’elle s’évaporait, le bateau prenait du gîte. Ils le voyaient bien, tous, que l’embarcation allait finir par couler, couler l’assiette sale, couler le verre marqué de rouge, couler la radio muette, couler la photo, couler le sourire du cabot.

Il faisait tache, le rafiot. Personne n’aurait osé s’y risquer de peur d’être entraîné par le fond. Personne pour bouger le petit doigt. Quelques-uns, néanmoins, pianotaient au loin leur patience de tous leurs doigts sales sur le bureau de leur entreprise. Après avoir bien fait blinquer leurs grues, attendant de pouvoir s’en servir, ils se frottaient les mains pour en étaler la saleté.

Un matin, ça y était. Englouti, jusqu’au fond. On s’en doutait, mais on s’en était étonné tout-de-même. Certains avaient pensé que, la nuit, quelqu’un était venu pour donner un coup de pouce au naufrage. Les mains sales avaient toutes démarré au quart de tour au volant des engins, sans se faire prier, excitées comme des chiennes. C’était phénoménal. Du jamais vu ici. Un spectacle d’entrepreneurs offert par les autorités communales, main dans la main avec le patron des grutiers. Une élévation quasi mystique de la ruine ensevelie devant tous les riverains sortis pour l’occasion, beaucoup de pensionnés pour qui cela changeait du feuilleton quotidien, l’apparition d’une épave encore plus épave, soumise à l’épreuve de l’eau, la dissolution interrompue. Ses rideaux dégoulinants, ils l’ont transférée dans une remorque pour l’emmener à la casse, avec l’assiette lavée de son contenu, le verre empli de vase, la radio rendue au silence infini, le chien décoloré au sourire difforme, et le reste qui ne valait pas la peine d’être mentionné, un bouton à recoudre, une pièce de monnaie sous le tapis, des draps oublieux des rêves d’un homme sans suaire, un homme dont personne, ici, n’avait jamais cherché à connaître le nom. Un homme qui s’est refroidi d’un coup, la tête dans l’assiette fade.

Christine Van Acker, 2018

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