Les Hommes PQ, par Laurent Graff

Carte blanche de Laurent Graff

L’année, et le mois, où nous fêtons les 100 ans de la naissance de Boris Vian, des nénuphars se mettent à pousser dans les poumons des gens comme dans la poitrine de Chloé, l’amoureuse de Colin, dans L’Écume des jours. On croise dans la rue, à distance réglementaire, des visages sans nez ni bouche, étouffés par un masque chirurgical. Impossible de savoir si les gens sourient ou grimacent. D’ordinaire, pour cacher l’identité d’une personne, on masque ses yeux, on applique un bandeau occultant sur son regard. On est censé alors ne pas la reconnaître. Mais dissimulez le bas du visage, remplacez le bandeau par un bâillon, camouflez cette fleur à paroles, cette oasis à baisers, cette bouche à rires, et vous perdez aussi la personne.

 

Je n’ai pas de chien, mais je le promène quand même. J’ai sa laisse dans ma poche et des sacs plastique pour ramasser ses déjections – j’utilise des sachets de congélation zippés petit format – disons que j’ai un teckel. Sur l’attestation de déplacement dérogatoire, je coche « déplacements brefs, à proximité du domicile, liés ­[…] aux besoins des animaux de compagnie ». Je sors peu avant le couvre-feu de 20 heures, à la tombée du jour. Je croise quelques individus isolés qui promènent aussi leur chien, réel ou fictif. Nos animaux se reniflent l’arrière-train, rien de méchant, puis chacun continue son chemin. Tout serait presque normal. Mais ce soir, en quittant mon confinement, j’ai fait des rencontres d’un autre type.

Le premier homme PQ m’apparut de loin, sur le trottoir, qui venait à ma rencontre. Je crus d’abord à une tenue de sport, une sorte de combinaison moulante, toute blanche. Toutefois, plus il approchait, plus c’était bizarre. Tout son corps était recouvert d’une même étoffe, jusqu’à son visage, masqué, dissimulé, comme encagoulé. Je réalisai de quoi il s’agissait quand il arriva à ma hauteur. Il était en réalité enrubanné des pieds à la tête dans ce qui semblait être du PQ. Parfaitement, il était intégralement entouré de papier toilette, avec juste deux incisions au niveau des yeux qui faisaient comme des trous dans de la mie de pain. Je me retournai pour le regarder ; il s’éloigna de sa démarche raide de momie. C’est alors que j’en aperçus un autre, de couleur rose, celui-là, pareillement emmailloté. Puis, plus loin, encore un, mauve, parfumé à la lavande. En tout, j’en croisai une bonne demi-douzaine pendant ma promenade. Ça alors ! Je comprenais mieux maintenant les scènes que j’avais vues au supermarché, de clients qui entassaient dans leur Caddie du papier toilette par paquet de trente-six rouleaux. Les rayons étaient complètement dévalisés ; ne restait plus que les lingettes.

J’ai pensé à l’homme invisible, « incarné » par David McCallum dans la série télévisée éponyme que je regardais quand j’étais enfant. Sous les bandelettes qui l’enveloppaient, il n’y avait rien, le vide, lorsqu’il se déballait, on découvrait le néant. Une inquiétude me saisit soudain. Et si sous les rouleaux de PQ, il n’y avait personne. Ainsi, l’humain en cette période de Trouble dans les andains disparaissait, atomisé, effacé, dissout, évacué. Aux commandes de la chasse d’eau, la Haute Autorité Sanitaire, Canard WC en chef. Il me fallait en avoir le cœur net. J’attrapai le premier homme PQ venu par un bout, et je tirai dessus, tirai, tirai, tirai…

– Eh, là, ça va pas la tête ! Rendez-moi mon écharpe !

 

Adaptation : Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part, d'Anna Gavalda

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