Ma problématique carte blanche, par Guillaume Tavard

Carte blanche de Guillaume Tavard

Je lis The Onion, je rigole bien, et ensuite vite je m’y remets sans réfléchir, vite, je suis certain que si j’arrête de réfléchir j’ai plus de chance d’y arriver, mais bien sûr de me dire que je ne dois pas réfléchir ça me fait réfléchir encore plus et à nouveau j’échoue à trouver une idée de génie pour cette carte blanche. Je lève le nez vers mon Velux. Mes voisins d’en face discutent dans leur cuisine, et toujours en face, mais à l’étage en dessous, la peintre dans son atelier dessine et son chat la regarde. Non, allez, ça suffit. J’arrête. C’est fini. C’est foutu. Je vais les appeler et leur dire que je le fais pas. Tant pis. Je suis pas obligé, après tout. Il vaut mieux que j’annule plutôt que de leur refiler un truc pourri. Je vais avoir l’air con, au téléphone. Oh bof. Hum, allô ? Oui, c’est pour dire que. Mais j’ai essayé de et puis. C’est vrai je vous. Allô ?

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D’abord j’ai pensé à ce texte, écrit à mon ex-boulot, à propos de mon ex-boulot, une période où j’étais payé à ne rien faire dans une start-up typique. En voici un best of :

— Pourquoi vous trouvez Bill Gates diabolique ? je demande aux informaticiens.
— Parce qu’il l’est, ils répondent.
Sans me regarder.
— Ah ouais ? dis-je. Mais, hé, peut-être que vous vous trompez. Peut-être que Bill Gates est un mec marrant qui sait faire des super lasagnes ou, je sais pas, peut-être qu’il peut toucher son nez avec sa langue. Je veux dire, c’est pas parce que c’est le type le plus riche du monde que c’est forcément un génie du mal.
Ils arrêtent enfin de fixer leurs écrans et lèvent la tête. Ils lèvent la tête, d’accord, mais ils ne me regardent toujours pas. Comme si je leur faisais peur. Comme si je n’existais pas.
— De quoi tu parles ? ils grognent. On essaie de bosser.
— C’est ça, dis-je en riant.
— Laisse-nous tranquilles. Retourne à ton bureau.
— Mais je n’ai rien à faire !
Je les désigne du doigt et ajoute :
— Et vous non plus.
Ils ne répondront pas. Je hausse les épaules et m’en vais.
— Bill Gates EST le mal ! j’entends l’un d’entre eux crier, puis c’est juste le son des touches qu’on frappe encore et encore et encore. Ça ne s’arrête jamais. C’est jamais calme là-dedans.

En ce moment, on attend une espèce de nouveau business plan. On est payés, mais on ne travaille plus. On arrive le matin et toute la journée on attend. On attend que quelque chose se passe. Peut-être que rien ne se passera jamais. On ne sait pas. Personne ne semble savoir quoi que ce soit. Tout le monde au bureau meurt d’ennui, ou fait semblant de travailler, ou monte des plans pour se barrer plus tôt. Rendez-vous chez le dentiste. Une grand-mère morte. N’importe quoi. N’importe quoi pour échapper à ça.

En fait, personne ne semble avoir de vie.
— J’ai une vie, me dit Archibald.
— Oh, vraiment ? dis-je, comme si je le croyais.
— Ouais, quand je joue à Everquest toute la nuit, je t’assure, c’est ma vie. Et c’est génial.
— Génial, dis-je, effrayé.
— J’ai plein d’amis sur Everquest.
— Et tu les vois en vrai parfois ?
— Quel intérêt ?
— …
— Et toi alors ? T’as une vie ?
— Je… j’en sais rien, je réponds, et je retourne à mon bureau.

J’avais appelé ça Préhistoire (ce titre ne m’a jamais vraiment convaincu). Mais ça n’était pas assez long pour une carte blanche, qui doit compter entre 6000 et 7000 signes, j’obéis aux consignes qu’on me donne, et puis je trouvais que ça craignait.

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Ensuite je me suis lancé dans une série de dialogues sans queue ni tête. J’avais facilement réussi à me persuader que c’était bien là le principe d’une carte blanche : raconter n’importe quoi. En voici une sélection :

— Et à part ça ?
— À part ça, je pense à Brautigan.
— À cause de Noël ?
— Ouais. Je pense à Brautigan qui passait ses Noëls tout seul dans des cinés porno. Je trouve que c’est une bonne définition de la solitude.
— Solitude : n.f. Passer la soirée de Noël tout seul dans un ciné porno.
— Voilà. C’est ça.
— On devrait contacter les gens qui écrivent les dicos.

— Je me souviens bien de la dernière fois.
— Ça va faire douze ans.
— Tu te rends compte ? Douze ans ?
— C’est dingue.
— Qu’est-ce que je disais déjà ?
— Tu te souviens bien de la der…
— Ah ouais. Ouais. Ça avait été annoncé un mercredi soir. Et le lendemain matin, j’avais une interro de maths. Je me disais, pff ça va être annulé, allez, il peut pas nous coller une interro alors que là-bas c’est en train de péter, c’est pas possible, ce serait pas logique.
— Et ?
— Il nous l’a fait. Je te jure. Je me souviens qu’en entrant il avait ce petit sourire en coin. Je pouvais l’entendre penser, Oui, bien sûr, je sais que c’est la guerre là-bas, mais pas ici, ici c’est les maths et vous allez me faire cette interro même si demain on est tous morts.
— Et t’as eu combien ?
— Je me souviens plus.

— C’est une femme qui travaille dans une banque du New Hampshire, où Salinger possède un coffre-fort. Chaque année, il arrive avec un paquet emballé, format A4. Au bout d’un certain temps, la femme lui demande, « Ce sont des livres que vous mettez à l’abri ? » Et Salinger dit oui. Alors elle lui demande, « Vous n’allez jamais les publier ? » Et Salinger baisse les yeux vers elle et dit, « Pour quoi faire ? »
— C’est pas mal comme anecdote.
— Merci. Je trouve aussi.
— Tu dis trop souvent merci.
— Oh, tiens, c’est marrant que tu dises ça, je me faisais la réflexion récemment. Je me disais, les gens n’aiment pas qu’on leur dise merci trop souvent. Ça les énerve. C’est bizarre, tu trouves pas ?
— Un peu.

Mais je ne trouvais pas de titre et puis, pour être franc, ça me paraissait un peu limite, voire foutage de gueule. Quand j’ai commencé à taper un dialogue complètement débile sur la mort de Gaudi (écrasé par un tramway), j’ai compris que je ne tenais pas là non plus ma carte blanche.

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Mon dernier espoir reposait sur une nouvelle avec Ollie, un type qui se retrouve peu à peu avec de l’herpès plein la figure (on ne sait pas pourquoi). Le narrateur est un ami à Ollie mais entre eux il y a de l’eau dans le gaz (à cause d’une sombre histoire d’argent que je n’ai jamais pu élucider). En voici deux extraits significatifs :
— C’est quoi qu’il a ? j’ai demandé.
— Trois fois rien, a dit Herb.
— Je suis en bonne santé, a souri Ollie.
— C’est chouette, j’ai approuvé.
— Herpès, a diagnostiqué Herb.
Herb avait été en fac de médecine. Il était resté trois ans en première année. C’était beaucoup plus d’études que chacun d’entre nous. Ça lui donnait le droit de nous ausculter quand on avait un problème de santé.
— Tu sais ce que c’est ? m’a demandé Ollie.
— Non.
— Un virus, a dit Herb avec son grand air.
Herb a descendu plusieurs gorgées de gin au goulot. Il était onze heures du matin. On savait tous qu’il mourrait avant trente ans et c’est ce qui est arrivé.

J’avais dû vendre la plupart de mes meubles, aussi Ollie s’est assis par terre en tailleur. Je me suis installé sur mon lit. Ollie a retiré sa capuche. Et il m’a regardé.
— Merde, j’ai dit. Merde merde merde.
— Ve fouffre hatrofement, a bafouillé Ollie.
Il avait tellement d’herpès autour de sa bouche qu’il ne pouvait plus l’ouvrir beaucoup. C’est pour ça qu’il parlait n’importe comment.
— Ve te vure que fé l’henffer, a dit Ollie.
Je me suis levé et je suis allé me laver les mains. Tout cet herpès, ça m’a donné envie de me laver les mains. Si j’avais été mal élevé j’aurais carrément filé sous la douche, mais j’ai craint que Ollie ne le prenne mal.
— Ça gratte ? j’ai demandé.
— Thu peu pas himaginer, il a dit. Vai enfie deh prenddre hun hépluche-phatates et deh m’épluchher lah peauh.
— Fais pas ça.
— Oh, merfi duh confeil.
Je me sentais mal à l’aise. J’ai ouvert la fenêtre. Je suis resté penché un moment pour respirer l’air frais et oublier l’odeur grasse que Ollie trimbalait avec lui et sa peau en croûte.

 

Voilà. J’imagine que je n’ai pas besoin d’en dire plus. Pour la nouvelle dans son intégralité, je pense qu’il est très peu probable qu’elle apparaisse quelque part un jour. Je déteste cette nouvelle. Elle ne tient pas debout. Même pour une carte blanche.

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