Vodka catalane, par Ludovic Roubaudi

Carte blanche de Ludovic Roubaudi

Patrick devait me faire découvrir Barcelone… depuis le temps que je devais aller le voir. Trois ans. Pétard ! Je n’avais pas vu le temps passer. C’est étrange d’ailleurs, lorsque l’on est dans le flux du temps il semble immobile. Mais le jour où l’on s’arrête pour le regarder, il passe si vite qu’on ne le reconnaît plus. Curieux…
Donc je n’avais pas vu Patrick depuis son départ pour Barcelone où il était allé ouvrir son restaurant. Trois ans et il n’avait pas changé d’un pouce, à part la barbe peut-être. Un peu plus fournie, un peu plus adulte. Mais sans cela, toujours le même blazer sur pantalon blanc avec chemise ouverte de deux boutons sur le cou.
J’étais heureux de le revoir et malgré ce temps passé j’avais l’impression que nous nous étions quittés la veille.
— Je commence tout juste à m’en sortir… tu sais la restauration c’est simple. En terme financier, j’entends. Cent vingt couverts jour et je gagne des ronds. Cent je suis étal… dans les premiers temps j’étais à quarante, quarante cinq jour maximum. Pour te dire que j’ai salement tiré la langue. Mais là, ça va… faut dire aussi qu’ils sont cons ces Espagnols. Au fait tu bois quelque chose ?
— Ben je vais essayer ton truc là… la Peperzyskia.
— Bon choix mon gars.
Il me servit une larme de son truc et une bonne lampée pour lui.
J’avais apporté la Peperzyskia à sa demande. Deux jours avant mon départ pour Barcelone il m’avait téléphoné pour cela.
« On ne trouve de rien dans ce bled. Je t’assure. A part la Corona et le JB faut tout que j’importe. Une vraie plaie. Alors tu vas à l’épicerie russe de la rue Daru et tu me prends une bouteille. Dis leur que tu viens de ma part. »
Le matin même de mon départ j’y étais passé. C’était un magasin carré, pas très grand, avec sur les côtés de la pièce des étagères bourrées de boîtes et de sachets. Au fond, face à la porte d’entrée, un comptoir en bois. Sur le mur derrière le comptoir une ribambelle de bouteilles vertes, bleues, rouges, noires… Avec de ces formes ! un régal d’alcoolique. Le patron, un énorme ours des Carpates, me regarda comme si je venais d’interrompre son hibernation. D’un coup sec du menton il m’interrogea sur la raison de ma venue.
— J’aimerais une bouteille de… — ah merde, c’est quoi le nom de son truc déjà. C’est une vodka… du genre peppermint, comme le Get 27. Vous voyez ce que je veux dire ?
Mais il ne voyait pas du tout… pire même, il ne faisait aucun effort pour voir. Ca m’ennuyait cette affaire car Patrick avait vraiment eu l’air d’y tenir à sa bouteille de machin chose. Concentré, je regardais les étiquettes des bouteilles dans le dos du type en espérant qu’un nom éveillerait quelque chose en moi. Mais comment m’y retrouver dans ce kaléidoscope alcoolique ? Je n’avais jamais vu de pareilles bouteilles, jamais lu une seule de ces marques. Et puis le regard du type me perturbait. Je le gênais, c’était évident. Et il l’appuyait de toute la force de sa carrure de monstre. Au départ je m’étais dit que je ne parlerais pas de Patrick, que ce n’était pas la peine. Pour une bouteille, ça me gênait de leur dire que je venais de sa part… et puis il était parti depuis trois ans… et la mémoire chez les commerçants, à part pour les crédits, on sait ce qu’elle vaut. Mais là, j’étais coincé. Alors j’ai chuchoté :
— Je viens de la part de Patrick G…
Le simple nom de Patrick métamorphosa l’ours en bon petit gros.
— Ah, Patrick, mais qu’est ce qu’il devient ? Il est toujours à Barcelone ?
— Hé oui… et il n’arrive pas à y trouver son truc là, Peper machin.
— Peperzyskia… Une vodka rouge au poivre. Un alcool pour connaisseur. C’est pour vous ?
— Non, c’est pour lui, je pars le voir tout à l’heure…
— Vous allez voir Patrick ! Alors attendez mon ami. J’ai quelque chose pour lui.
Il se retourna vers sa collection de bouteilles et en sortit quatre flacons.
— Vous lui donnerez ça. Vous verrez, ça lui fera plaisir.
Aux prix marqués sur les étiquettes, j’ai eu envie de discuter un peu mais j’ai compris très vite qu’il n’était pas question d’argent. Patrick paierait quand il reviendrait et s’il ne revenait jamais cela n’avait aucune importance. Son amour sincère et véritable de l’alcool l’avait propulsé, aux yeux des commerçants en spiritueux, bien au-delà du client… Il était Patrick. Un point c’est tout.
Donc je lui avais apporté ses bouteilles.
Et maintenant je goûtais sa Peperzyskia… Aouch ! Une fusion thermonucléaire dans la bouche, la gorge et le ventre. Quelques larmes dans les yeux aussi.
— Ah ! fit-il après avoir claqué sa langue sur son palais quand il eut bu son verre cul sec. Ca fait du bien. C’est bon hein !?
Je hochais la tête sans conviction.
— Ca ne m’étonne pas mon gars. Faut être connaisseur. C’est comme le violoncelle de Pablo Casals… Si tu n’as pas la culture tu n’entends que des portes qui grincent. Mais si tu sais, tu entends la musique des dieux. La Peperzyskia c’est pareil.
— C’est aussi que je n’ai pas encore bouffé aujourd’hui. J’ai fait la route d’une traite…
— Oh malheureux ! mais il fallait le dire. Où veux-tu qu’on aille dîner ?
Je savais qu’il n’aimait pas trop qu’on s’installe dans son resto mais j’avais diablement envie de me taper une bonne viande. Et nulle part ailleurs dans le monde on ne mange une aussi bonne barbaque que chez Patrick. D’ailleurs dans son restaurant, on ne sert que ça. Du pavé découpé en fines tranches avec une sauce à la recette secrète.
En vrai seigneur, il accéda à ma demande. Il nous installa à une table en retrait de la salle.
Il n’y a pas de carte chez Patrick. C’est une formule unique. On ne commande pas, sauf le vin. Donc on s’assoit.
— Tu bois quelque chose ?
— Du vin oui… du blanc.
— C’est le début de l’alcoolisme ça, le vin… surtout le blanc ça rend fou. Mais t’es adulte mon gars, c’est ta santé.
Et il commanda pour lui un Manhattan. Je dois avouer que je ne l’avais jamais vu boire le moindre verre de vin à table. Dès qu’il était devant une assiette, il devenait d’une étonnante sobriété… pour le reste… A seize ans je l’ai vu boire douze cocktails de suite chez Guillou, un fameux bar de la côte normande, sans ciller. D’habitude quatre Guillou suffisaient à mettre un homme de poids au sol. Lui douze. Sans tituber, la parole toujours limpide. Un vrai cas d’école. Jamais saoul. Il avait un truc.
Une fois, je me souviens, c’était un soir de finale du bouclier de Brennus dans un bar de ses amis. Toute la journée à la mominette et à l’ours blanc… des fontaines, des litres. Une vraie ambiance.
Vers trois, quatre heures du mat’, il était reparti chez lui avec l’écharpe du club en sautoir, le bob Ricard et les cotillons encore sur les vêtements malgré la défaite. Et là pan ! un contrôle de gendarmerie. Ils ne se tenaient plus de joie les pandores de l’avoir enfin à leur main. Avec sa réputation dans le pays, ils tenaient leur gros lot les poulets. Il souffle ! Pfou, pfou, pfou. A plein poumons. Mais négatif le test. Pas une humeur d’alcool dans son haleine. Les gendarmes n’en revenaient pas. Ils le font souffler encore avec un nouvel Alcotest… balle peau ! Toujours négatif. Et puis une prise de sang… jamais ils voulaient le lâcher. Mais rien dans le sang non plus. A la fin, ils ont du admettre sa sobriété mais ça leur faisait mal de le laisser filer.
Le lendemain tout le pays était au courant de son exploit.
Au bar on le félicite, on l’acclame. Et puis on le questionne aussi :
— Mais comment t’as fait ?
— Moi, je ne bois pas pour être ivre mon gars. Je bois pour le goût. Aussi j’ai réfléchi à la manière de bloquer les effets de l’alcool. Ca m’a pris du temps mais j’ai trouvé. Il ne faut jamais pisser ! Si tu pisses, tu te draines… et si tu te draines, tes reins se remettent en marche et tout l’alcool qui se tenait peinard dans ton estomac passe dans le sang et direct au cerveau ! C’est le début de la fin. Alors moi, je ne pisse jamais.
Ca nous avait drôlement marqué son histoire et depuis on faisait attention à lui dans les soirées. Et effectivement on l’a jamais vu pisser. Pas une fois.
Alors ce soir-là, dans son restaurant, je pensais bien qu’on était parti pour une nuit de java. Mais à la fin du repas, après plusieurs Manhattan, il m’a regardé avec un air triste m’a demandé pardon et s’est levé.
— Qu’est ce qu’il y a ? Ca ne va pas ?
— La soirée est foutue mon gars. Faut que j’aille pisser.
C’est pour ça que je ne connais de Barcelone que le restaurant de Patrick… Un jour j’y retournerai pour y faire le touriste. Lorsque Patrick se sera fait opérer de la prostate.

Un petit mot d'Emmanuel Delhomme, librairie Livre Sterling.

11/01/2002

Ma problématique carte blanche, par Guillaume Tavard

11/01/2002