L’Oiseau bariolé, par Ludovic Roubaudi

Carte blanche de Ludovic Roubaudi

«Il y a bien longtemps, bien avant votre naissance et même bien avant celle de votre père, je travaillais pour un homme dont le métier consistait à peindre les pianos. J’y avais été placé en apprentissage par mon propre père qui pensait qu’il valait mieux travailler à la ville plutôt que de s’escrimer à arracher à la terre de quoi ne pas mourir de faim. Ignatiev, car c’est ainsi que s’appelait cet homme, m’avait accepté moyennant dix kilos de choux rouges par mois pendant tout le temps de mon éducation… Ces dix kilos de choux servaient exclusivement à mon alimentation. Et je les ai mangés pendant de nombreuses années. Voilà pourquoi je ne supporte plus le chou et pourquoi vous n’en avez jamais, et n’en mangerez jamais.
Mais si Ignatiev me nourrissait mal, il m’a en revanche transmis tout son savoir sans jamais rechigner. Et si je suis aujourd’hui l’un des plus grands peintres de piano c’est bien grâce à lui. Et pour cela je l’en remercie.
C’est lui qui m’a donné le secret du noir à piano. Vous savez comme tout le monde qu’un piano de concert doit être noir et parfaitement laqué afin qu’un simple coup de chiffon le fasse briller de mille feux. Mais il n’est pas question de peindre et laquer un piano de concert avec une quelconque peinture. Ça non ! Pour que la musique traverse confortablement le bois de la caisse, pour qu’elle se gorge de sa chaleur et de sa vitalité, il faut absolument que la peinture que l’on mélange à la laque soit fine comme un souffle d’amour. Vous savez aussi que pour donner une profondeur et un éclat à une laque noire, il faut un minimum de vingt-deux couches. Vingt-deux couches sur un piano, c’est tuer sa sonorité. Aussi chaque peintre de piano a son propre secret, sa propre composition de laque noire qu’il tient jalousement secrète, afin de peindre les pianos avec un minimum de couche.
Ignatiev qui était considéré comme le meilleur peintre de piano du pays n’avait pas d’enfant. Et, parce qu’avec le temps il avait fini par m’aimer comme le sien, il m’a donné son secret. Et son secret du noir à piano, ce qui fait que jamais on ne verra ailleurs que sur nos pianos un noir si profond, c’est l’ivoire. Les gens pensent que pour faire du noir il faut mélanger plusieurs éléments noir : du charbon, du coaltar, du goudron, du pétrole… mais ils ont tort. Ce qui fait le noir, me disait Ignatiev, c’est le blanc. De la même manière que ce qui fait le chaud, c’est le froid ; il faut créer son noir à partir du blanc. Seulement alors il possèdera une intense luminosité. Il n’y a rien de pire qu’un noir sombre.
Ignatiev m’a montré comment on obtenait du noir avec de l’ivoire… Pour vous résumer, il faut le faire brûler d’une certaine manière et utiliser les cendres avec quelques autres produits. Ainsi on obtient un noir puissant et brillant qui permet de laquer un piano avec seulement sept couches de laque.
Un jour, je devais avoir quinze ou seize ans, Ignatiev m’a confié une importante mission.
— Petit, il est temps que tu apprennes les dernières ficelles du métier. Aujourd’hui tu sais faire du noir avec de l’ivoire. Tu sais laquer un piano mais tu ne sais rien de l’achat d’ivoire.
— Il en reste dans la réserve, monsieur.
— Comme le dit bien son nom, petit, une réserve est là pour qu’il en reste. Et je ne veux pas que l’on y touche… elle est là en réserve. Au cas où ! Tu vas donc aller acheter de l’ivoire.
— Où ça ?
— Chez le Maharadjah de Malabar.
— Et il habite où ce Madjadja ?
— En Inde.
— En Inde !!! Mais c’est le bout du monde ça, l’Inde… je ne vais jamais trouver. Déjà que je me perds quand je sors du quartier pour les livraisons, alors là-bas… Et puis pourquoi en Inde ? De l’ivoire on en trouve chez Bouliganov… c’est quand même plus près.
— Arrête de discuter, petit. J’ai décidé que tu iras en Inde et tu iras. C’est comme ça. Et puis les voyages forment la jeunesse et tu es jeune. Et puis depuis quand tu te permets de discuter ce que je dis d’abord ! Je suis ton maître, ne l’oublie pas. Tu me dois obéissance.
— D’accord… mais enfin le port quand même…
— Tais-toi. Tu ne sais rien à rien. Il y a autant d’ivoire qu’il y a d’espèce d’éléphants ou de morses. Chaque espèce possède sa propre fantaisie et produit un ivoire de qualité particulière. Tous sont différents mais aucun n’est parfait… sauf celui que fabrique les éléphants blancs. Leur ivoire est le plus beau, le plus puissant, le plus pur que l’on puisse trouver sur terre. Et le Maharadjah de Malabar possède la plus belle et la plus grande écurie d’éléphants blancs du monde. Tu vas donc aller chez le Maharadjah et acheter tout l’ivoire que tu pourras y trouver.
C’est ainsi, alors que je n’étais pas encore un homme mais plus tout à fait un enfant, que je suis parti dans le royaume de Malabar. C’était le plus long voyage que j’avais jamais entrepris de toute ma vie. Et je croyais que jamais je n’en ferai de plus long… Si j’avais su.
Je suis donc allé jusqu’à Vladivostok en train et de là je suis monté à bord d’un clipper britannique qui m’a emmené jusqu’à Calicut. Puis j’ai rejoint une caravane et c’est sur le dos d’un dromadaire que je suis arrivé à Panjabar, capitale du royaume de Malabar, après un voyage de deux mois, six jours et seize heures. J’étais épuisé mais ravi par toutes les merveilles que j’avais vues lors de mon long voyage. Je bénissais Ignatiev de m’avoir forcé à partir.
À peine arrivé, je fis transmettre au palais mes lettres de recommandations et de crédits. Mais on ne me reçut pas immédiatement… c’est ainsi avec les puissants. Ils n’ont jamais de temps à l’instant.
Après une semaine d’attente, l’archichambellan du maharadjah me reçut. C’était un homme âgé qui portait une courte barbe blanche sous une grosse paire de moustaches.
Le palais était une pure merveille. Construit sur l’île d’un grand lac, on y accédait par un pont de bois précieux travaillé d’or et de moulures. De hauts murs aux créneaux sculptés comme des ogives d’églises ceinturaient le palais. Une fois passé l’immense porte de bois de Macassar, on découvrait alors l’extraordinaire palais d’or du Maharadjah de Malabar. Carré de forme, avec de grandes tours fines et élancées sur ses côtés, il était entièrement recouvert de feuilles d’or. J’appris que plus de mille personnes y vivaient.
L’archichambellan écouta ma demande avec une grande politesse et me fit savoir qu’il en parlerait au Maharadjah son maître et qu’il me ferait parvenir sa réponse dans les délais les plus brefs. En attendant il m’offrit de vivre dans l’aile réservée aux invités.
Le premier soir une grande réception était organisée dans la salle du palais et j’y fut convié. On me donna pour l’occasion un superbe costume traditionnel blanc et on enrubanna ma tête d’un turban de soie rouge. J’étais très élégant.
La grande salle de réception était pleine de monde. Mais à peine avais-je pris place au milieu de la foule que je la vis. Elle se tenait sur une estrade, à la gauche d’un homme majestueux que j’appris être le Maharadjah. Elle devait avoir seize ans, avait de longs cheveux noirs qui lui descendaient jusque très bas dans le dos, un visage d’ange et de fantastiques yeux violets. C’était la plus jolie femme que j’avais jamais vue de mon existence et j’en tombais follement amoureux au premier regard. De ce jour je cessais de penser à l’ivoire, au piano et à ma mission. Seul mon désir de la revoir m’animait. Et lorsqu’au bout de trois jours l’archichambellan me conduisit auprès du Maharadjah, j’avais oublié jusqu’à la raison de ma venue à Malabar. Et quand le Maharadjah me demanda ce que je désirais, je lui répondis :
— Je viens vous demander la main de votre fille.
Sur le coup l’archichambellan fut si surpris qu’il ne pensa même pas à me sortir de force de la chambre d’audience. Le Maharadjah me regarda longuement. Puis il me dit :
— Si tu me rapportes une parure en plumes d’oiseau arc-en-ciel, alors je te donnerai ma fille. Car seul un homme grand, un homme digne de ma fille, pourrait accomplir ce prodige. Je te donne un an. Si dans un an et un jour tu n’es pas de retour avec la parure en plumes d’oiseau arc-en-ciel, alors je reprendrai ma parole et ma fille.
— Où trouve-t-on cet oiseau, Seigneur ?
— Dans la forêt d’or de l’Himalaya. Maintenant, va. Tu n’auras pas trop d’un an.
Je quittai le palais et le royaume de Malabar dans la journée et affrétais une caravane pour me rendre dans l’Himalaya. L’archichambellan qui m’avait accompagné pour m’aider à trouver un guide et à qui je demandai où se trouvait exactement la forêt d’or et ce qu’était cet oiseau arc-en-ciel me répondit :
— Il y a dans les hauteurs inaccessibles de l’Himalaya une forêt qui existe depuis la nuit des temps et qui, si Dieu le veut, existera jusqu’à la fin des temps. Rares sont les hommes qui ont eu la chance de l’apercevoir. Plus rares encore ceux qui l’ont traversée car aucun chemin ne l’a jamais souillée. Ne me demandez pas où elle se trouve car je ne le sais pas… tout ce que je peux vous dire c’est qu’elle est au détour de plusieurs vallées, protégée par des cimes qui caressent le ciel de leurs neiges éternelles. On y arrive porté par les vents et le hasard. C’est la plus vieille forêt du monde. La seule dans laquelle la mousse accumulée sur les basses branches des ginkgo bilobas est devenue si grise qu’on pourrait les croire habillées d’une barbe vénérable. À l’automne, les feuilles des ginkgos se couvre d’une belle et profonde teinte d’or… les Chinois l’appellent d’ailleurs l’arbre aux mille écus. Et celui qui récupérera les feuilles se verra devenir plus riche que le plus riche des empereurs. Et c’est dans cette forêt immémoriale que vivent les derniers représentants du plus étrange des animaux à plumes que la terre ait jamais portée : l’oiseau arc-en-ciel. C’est, je crois l’animal le plus craintif de la création. Mais cela peut se comprendre car il n’a pas d’autres armes que sa beauté. Enfin quand je dis arme, j’emploie un très mauvais mot. Au début des temps, toutes les créatures du monde respectaient la beauté. On la choyait alors, on la protégeait. Et donc d’une certaine manière la beauté de l’oiseau arc-en-ciel le protégeait de toutes les attaques. Mais avec le temps les choses ont changées et maintenant au lieu d’apprécier la beauté on l’envie. On la veut pour soi. Et l’oiseau arc-en-ciel à été victime de la rapacité des hommes et de leur incommensurable besoin de posséder la beauté des autres. Il a disparu de la surface de la terre. Sauf de cette forêt perdue sur le toit du monde. Il a à peu près la taille d’un aigle et une longue queue de traîne comme un paon. Son plumage a la couleur de l’arc-en-ciel. Seul le mâle porte ces couleurs extraordinaires. La femelle, elle, est plus petite et grise… mais elle a un courage qui fait défaut au mâle. Mais peu importe, là n’est pas l’important. À l’automne, lorsque les ginkgos sont couverts d’or, commence la saison des amours. Pour séduire les femelles, les mâles ne se battent pas les uns contre les autres. Ils ont une méthode beaucoup plus subtile pour séduire. Le mâle dégage une partie du sol de ses plantations, le gratte et le transforme en une belle surface plane. Puis il arrache du duvet de sa poitrine de petites plumes blanches comme le lys qu’il dépose au sol en forme de nid. Une fois ceci terminé, ce qui peut lui prendre plusieurs jours, il vole jusqu’à la canopée et commence à effeuiller les branches des arbres pour créer un cercle au diamètre de ses ailes déployées afin que les rayons du soleil puissent traverser le toit de la forêt et tomber juste sur le nid de duvet. Maintenant que tout est prêt, l’oiseau arc-en-ciel déploie ses ailes et recouvre l’ouverture qu’il vient de créer de tout son plumage. Et ses plumes sont si fines, si transparentes que la lumière les traverse. Mais en les traversant elle se gorge de leurs couleurs et, comme le vitrail de la cathédrale Sainte-Sophie, tombe sur le nid dans un océan arc-en-ciel. L’oiseau alors se met à chanter, un chant doux et mélancolique pour appeler les femelles… et si son chant est beau, si son nid de couleur arc-en-ciel plait alors peut-être une femelle le prendra pour amant. La légende dit que celui qui arriverait à se placer sous cette douche de couleur et de lumière verrait tous ses vœux s’exaucer…
Je ne pouvais pas dire que les explications que m’avait donné l’archichambellan m’étaient d’une grande utilité. En gros, je devais trouver un animal disparu dans une forêt inconnue… mais rien n’aurait pu m’arrêter. Et je fonçai donc à travers l’Inde en direction de l’Himalaya. J’y arrivai après une course de huit semaines, douze jours et quinze heures.
Ceux qui n’ont jamais vu l’Himalaya ne savent pas ce qu’est une montagne. Tout n’est que colline à côté de l’impressionnante majesté de ce massif rocheux. Et encore. La regarder ce n’est rien comparé à ce que c’est que de l’escalader. Moi qui étais un jeune homme de la ville, un habitué du plat et qui ne connaissais comme seul escarpement que l’escalier qui menait de la rue Borodino au Café des Penseurs où je prenais mon thé après ma journée à l’atelier d’Ignatiev, je fus bien vite exténué par les pentes infinies de la montagne.
Le décor était d’une beauté dont je n’aurais pu soupçonner l’existence tant elle était loin de tout ce qu’un homme habitué de la civilisation peut connaître. L’immensité des espaces, la puissance brute des matières, l’intensité du climat, la violence de la vie qui naissait au milieu des cailloux acérés, l’étrangeté des formes nées de cet univers minéral, me bouleversaient plus que je n’osais me l’avouer.
Au bout de dix jours de marche, nous avions rencontré douze Himalayens et aucun n’avait pu nous donner la moindre indication cohérente sur la direction à suivre pour trouver la forêt. Oh ça, tous la connaissaient… du moins en avaient-ils entendu parler. Pour l’un elle se trouvait au sud, pour l’autre au nord, pour les autres à l’est ou à l’ouest, pour certains elle se trouvait dans les Andes, et pour le dernier nous avions intérêt à arrêter de boire et de croire n’importe quoi.
Si ces indications contraires eurent un effet dévastateur sur mes sherpas, qui menacèrent de me quitter immédiatement si je ne leur donnais pas plus d’argent, elles n’entamèrent en rien ma détermination, dopé que j’étais par le violet si pur des yeux de ma princesse.
Nous avons erré plusieurs semaines d’une vallée à une montagne, d’un à-pic infranchissable à des plateaux rocailleux sans jamais trouver la moindre trace de forêt… des buissons par contre en pagaille… des grands, des petits, gris et parfois presque bleus, mais toujours bourrés d’épines qui marquaient nos corps d’estafilades douloureuses. Le moral de mes sherpas baissait de jour en jour. Puis un matin en me réveillant, je me suis rendu compte qu’ils avaient profité de la nuit pour déguerpir et me laisser seul. Si je comprenais qu’ils en aient eu assez de marcher pour rien, je n’avais plus les moyens de les payer, je trouvais quand même qu’il n’était pas très aimable de leur part de m’abandonner au plein milieu d’une montagne inconnue. Mes chances de survie sans leur aide étaient en effet proches de zéro. Mais la nécessité faisant force de loi, je fus bien obligé de me débrouiller par moi-même… et comme je ne savais absolument pas dans quelle direction se trouvait la sortie de ce labyrinthe de cols, je décidais de marcher toujours vers le nord. Il me restait encore 47 semaines avant la fin de mon année… j’avais encore du temps.
D’abord la nourriture commença à manquer, puis je perdis ma tente un soir de grand vent et je ne fus pas long à me retrouver sans rien d’autre que mes vêtements sur le corps et deux yeux violets dans l’esprit. Quand on est obligé de marcher pour ne pas mourir, il arrive un moment où plus rien ne compte que d’avancer. La fatigue même est tellement intense que vous n’avez plus conscience d’être épuisé. Le jour et la nuit se confondent. La faim ne compte plus…
Je ne sais pas combien de temps j’ai erré ainsi dans ces montagnes. Puis un matin, alors que le soleil qui se levait illuminait le ciel d’une jeune lumière, je vis sous mes pieds, dans le creux d’une vallée, briller de mille feux la canopée d’or de ma forêt. Des milliers et millions d’arbres jusqu’à perte de vue… une vague de miel qui ondulait sous le vent… un trésor des mille et une nuits… de la beauté sans condition.
Les larmes me sont venues et c’est le visage secoué de sanglots que j’ai pénétré cette forêt inconnue, ce monde qui n’était pour l’humanité qu’un mythe. Les troncs forts et tordus des gingkos bilobas m’entouraient de leur rassurante présence. Il y avait une telle paix dans cette forêt, tant de silence et de sérénité que ma faim, ma fatigue et ma peur m’abandonnèrent. J’avançais sans bruit, mes pas étouffés par le profond tapis de feuilles accumulé depuis des lustres sur le sol. Ne me demandez pas combien de temps j’ai marché dans cette forêt. Il n’existe plus de temps dans un lieu comme celui là. Je marchais et c’est tout. Sans me soucier de savoir si je suivais la bonne direction.
Et puis, subitement, au détour d’un arbre je vis un puit de lumière aux couleurs d’arc-en-ciel qui tombait sur un nid de branches souples recouvertes de duvet blanc. Je levai les yeux vers le sommet des arbres et j’aperçus un extraordinaire oiseau qui étalait ses ailes sublimes sur un cercle découpé dans le feuillage. Jamais de ma vie je n’avais vu de spectacle aussi merveilleux. Malgré les dizaines de mètres qui nous séparaient, je pouvais voir ses plumes une à une, duveteuses comme les ailes d’un papillon, saupoudrées de couleurs… Son chant mélodieux tombait avec la lumière et m’enveloppait de calme et de volupté. Comme une pluie d’été qui vous couvre de fraîcheur sans jamais vous glacer la peau.
Plus je regardais l’oiseau et plus le désir de lui tordre le cou pour lui arracher ses plumes et les rapporter à mon Maharadjah pour qu’il m’offre sa fille, s’éloignait de moi. Comment aurais je pu poser la main sur cette beauté majestueuse ? Comment aurais je pu continuer de vivre si j’avais par envie tué une si intense manifestation de l’amour de Dieu ? Et même si je l’avais voulu, comment aurais je pu attraper l’oiseau moi qui n’avais plus d’autres forces que celles de me traîner un peu plus loin.
Fatigué. Bouleversé. Je m’asseyais à quelques mètres du nid et me mis à pleurer. Je voyais les beaux yeux violets de ma princesse s’éloigner à tout jamais, l’ivoire des éléphants blancs échapper à la réserve d’Ignatiev, et ma vie s’arrêter là.
Quand je relevai les yeux, l’oiseau se tenait devant moi. Ses yeux de bronze me fixaient. Il n’y avait aucune crainte dans son regard mais beaucoup d’étonnement. Il me regardait comme je le regardais : comme une étrange créature.
Sans bouger, je lui expliquais alors pourquoi j’étais là. Pourquoi j’étais venu pour le tuer et pourquoi je ne pouvais pas le faire. Et l’oiseau me répondit. Il ne parlait pas à proprement dire. J’entendais sa voix dans mon esprit… une voix très douce.
— J’ai le pouvoir de t’accorder un vœu petit homme. Si tu te places au centre de mon nid et que tombe sur toi la lumière arc-en-ciel de mes plumes, il s’exaucera. Il ne te reste plus qu’à choisir maintenant : de l’ivoire d’éléphant blanc pour tes pianos noirs ou les yeux violets de la plus merveilleuse des femmes
Et il s’envola vers la trouée des arbres. Je me traînais jusqu’au nid et m’y allongeais. Ma dernière pensée avant de perdre connaissance fut pour un regard violet.
Je repris connaissance dans un lit. À mes cotés se tenait une jeune femme qui lisait calmement un livre. Je dus faire un bruit puisqu’elle me regarda à ce moment-là. Elle avait de grands yeux violets.
— Comment vous sentez vous ?
— Je ne sais pas… où suis-je ?
— Dans un hôpital… Une sorte d’hôpital en fait. Nous sommes une mission religieuse.
— Ah… et comment suis-je arrivé ici.
— Des voyageurs anglais vous ont trouvé à moitié mort sur une des pentes de l’Himalaya il y a trois semaines. Ils vous ont amené ici et nous vous avons soigné.
— Sur les pentes de la montagne ? Ils ne m’ont pas trouvé dans une forêt ?
— Il n’y a pas de forêt sur l’Himalaya, monsieur.
— Ah bon…
— Dites-moi, pourriez-vous me dire ce que vous faisiez seul et à moitié nu sur les pentes de l’Himalaya ?
— Je cherchais un regard violet… une fille de prince… je me réveille et vous me regardez avec vos yeux violets. Voilà.
Elle a souri. Quatre mois plus tard elle quittait son service et rentrait avec moi chez Ignatiev. Elle est devenue ma femme, la mère de votre père et votre grand-mère.»

— Mais alors, Babou, l’oiseau il n’a pas réalisé ton vœu ? Tu ne l’as pas épousée ta princesse.
— Si, il l’a exaucé mon vœu. Votre grand-mère est la princesse qui me fallait.
— Et monsieur Ignatiev, qu’est-ce qu’il a dit pour l’ivoire ?
— Que j’étais plus doué pour les femmes que pour le commerce mais que ce n’était pas grave et qu’une réserve après tout, c’était fait pour être utilisée. Et maintenant bonne nuit.

Les chiens couchés au milieu de la route, par Dominique Périchon

26/01/2006

William L.T., Union Correctional Institution, Raiford, Florida, USA, par Fred Paronuzzi

26/01/2006