Souvenir de fabrique, par Emmanuel Pierrat

Carte blanche de Emmanuel Pierrat

Histoire d’eaux est un premier roman. C’est donc avant tout un livre de souvenirs. Il est le fruit de mon goût prononcé pour les visites de jardins zoologiques décadents, d’un long séjour au Bengale, et de quelques autres expériences et réminiscences.

Pour ceux qui ne l’auraient pas encore acheté, ou plutôt lu, le personnage central d’Histoire d’eaux, Sentinelle, est directeur de la ménagerie duJardin des Plantes. Il a rencontré à Chandernagor un certain Banerjee, qui apaise le manque des opiomanes en leur injectant le venin du cobra.

Patronyme bengali, Banerjee pourrait se traduire par Dupont : la moitié des dix-huit millions d’habitants de Calcutta s’appelle Banerjee (l’autre moitié s’appelle Bataccharya, c’est-à-dire Durand).

Mais je garde en mémoire le souvenir très vif d’un Docteur Banerjee, dont le nom reste pour moi associé au zoo de Calcutta.

Ce jardin animalier est un endroit magique. Il y a là des tigres blancs, capturés dans l’Himalaya, dont les yeux bleus et l’épais pelage contrastent avec la température tropicale. Le visiteur peut aussi observer sans danger des poules, maintenues derrière d’épais barreaux, et prendre la mesure de l’exotisme du volatile en lisant sur le petit panneau pédagogique que cette race de poules vit d’ordinaire en France et en Espagne. Juste au-dessus de cette cage, en liberté, accrochés par centaines aux branches d’un banian, des vampires de plus d’un mètre d’envergure somnolent.

C’est en face de ce zoo que se dresse la Bibliothèque nationale de Calcutta. Construite avant que la capitale du Raj britannique ne soit transférée à New Delhi, la Bibliothèque a survécu à l’indépendance et n’a jamais été délogée de l’ancien palais du Gouverneur des Indes. La bâtisse se meurt lentement au milieu d’un parc en transition, entre entretien psycothico-batave des tulipes et abandon des bassins boueux à une forêt de mangroves.

Dans le hall d’attente, une maquette poussiéreuse annonce une future grande bibliothèque. Les employés de la salle de lecture ronflent sans discontinuer sous la multitude de ventilateurs, qui grincent en chœur en brassant l’air chaud et humide. Les rayons d’accès libre et direct proposent des usuels dans les principales langues du bassin du Gange. En anglais, une seule section, qui proclame : « William Shakespeare ». Lorsque j’habitais à Calcutta, il y a une dizaine d’années, le Docteur Banerjee était le directeur de cette institution. À la vitesse où change l’Inde, sans doute l’est-il encore. Je suis certain en revanche que la grande bibliothèque est toujours à l’état de maquette (que Brahma, qui semble avoir terrassé le Dominique Perraut du sous-continent, soit loué !).

Le bras droit du Docteur Banerjee, Mme Mukhopadyay, est conservatrice en chef. Leurs bureaux se touchent et leurs appartements de fonction, perdus dans l’immense parc de la bibliothèque, sont mitoyens. Ils se détestent cordialement. Chacun est soutenu par un des deux syndicats d’employés de la Bibliothèque. Chacun fait la grève à l’autre. Le moins populaire est incontestablement le Docteur Banerjee. Tous les murs de la Bibliothèque sont en effet couverts de graffitis représentant des ânes qui proclament en bengali : « Je m’appelle Docteur Banerjee ».

J’avais mes entrées dans chaque camp et je manœuvrais assez bien à ménager les susceptibilités des deux tendances pour bénéficier, en ma qualité de bibliophile et de membre du Consulat, d’un statut de V.V.I.P. (Verrry Verrry Imporrrtant Perrson).

Un après-midi que j’avais projeté de montrer le département des livres rares à un éditeur français de passage à Calcutta, nous trouvâmes tous les bureaux ouverts, mais vides. Un unique gardien nous invita à rejoindre le directeur à son appartement. Le Docteur Banerjee nous ouvrit après dix bonnes minutes, en pyjama. Un des employés du vestiaire venait de mourir et l’ensemble du personnel, en deuil, avait jour chômé.

Je traduisais au fur et à mesure ces explications à mon hôte français, de plus en plus étonné, lorsque le Docteur Banerjee commença à bailler et nous salua en joignant les mains.

Nous avons retraversé l’avenue en évitant d’être renversés par les pousse-pousse. J’ai changé un billet de cinquante roupies contre de pleines poignées de menue monnaie. Nous avons parlé littérature le reste de l’après-midi, assis sur un banc face à l’éléphant du zoo : celui-ci était particulièrement habile à prendre de sa trompe les piécettes pour les redonner à son cornac, assis à l’ombre, entre les grandes jambes du pachyderme, juste devant un gigantesque tas de bouse, dont l’écroulement a salué le coucher du soleil.

Paris-Londres, 28-30 septembre 2001, par Laurent Graff

05/01/2002

Le Début d’un roman, par Hubert Michel

05/01/2002