Sans peine, par Christine Avel

Carte blanche de Christine Avel

Animer une réunion sans peine, ça s’appelait.

Et dire que le gars devait être fier, en plus, d’avoir trouvé un titre pareil. Merci la Méthode à Mimile, se disait-il tous les matins devant la glace en souriant, cet imbécile heureux. Le genre de formation où on ne va que pour passer deux jours peinard hors du bureau. Animer, personne n’aime ça, et les réunions, le moins possible, merci.

L’animateur s’appelle Gérard. Avant Gérard était dans l’informatique, l’informatique ça manque de contacts humains et de femmes, dit-il. Gérard aimerait s’acheter un bateau et naviguer, les formations c’est transitoire. Est-ce que j’aime la voile ? Est-ce qu’il m’offre un café ? Clin d’œil.

Ma boîte n’est pas assez rentable pour se payer des consultants haut de gamme. Les formations c’est une fois par an chacun son tour, dans la limite du 1 % légal. Gérard, comme tous les précédents, sent les fins de mois hasardeuses, les reliures de traviole, les dragues faciles et le projo qui démarre pas, la clim en panne et le sandwich rassis, le transitoire qui dure. C’est le formateur tire-au-flanc qui fait traîner les pauses et les présentations. Gérard a un bon sourire sympa, Gérard sent la sueur mais pas la luxure, et la fin de séance plus tôt que prévu.

Youpla boum, Monsieur Loyal a ouvert la session avec vingt minutes dans l’aile, pour les retardataires-qui-ne-viendront-plus-désormais.

Nous allons faire un petit ice-breaking exercise, annonce Gérard avec un accent que réprouverait Assimil, et un nouveau clin d’œil (c’est peut-être un tic). Pour vous détendre, pour mieux se connaître avant de démarrer.

Ah ah, attention attention !

POUR DE VRAI ?, c’est le titre écrit en gros sur la feuille, juste avant que le marqueur ne se mette à baver et tombe en panne. Règle du jeu : chacun raconte trois anecdotes sur lui, deux fausses, une vraie. À tour de rôle, on pose des questions, on vote, ceux qui trouvent la vraie histoire ont gagné, on compte les points.

Ah ah, attention c’est du sérieux ! On va tester votre intuition, nous dit Gérard. Re-clin d’œil.

Mon intuition est que ça va être long. On a eu dix bonnes minutes rallongées à vingt rallongées à trente pour préparer, prenez votre temps surtout, dit Gérard. Comment on fait, pour en trouver des fausses ? me souffle Baptiste ; mon problème est juste à l’opposé.

Allez, à toi, Baptiste, encourage Gérard et Baptiste est tout fier de passer en premier. Ses deux premières anecdotes sont longues, barbantes et peu crédibles. 3, ajoute-t-il très vite sans nous regarder, je fais de l’équitation d’extérieur.

On a tous voté pour la 3. Baptiste est déçu. Ceci dit, ça a permis de passer un petit quart d’heure à discuter équitation d’extérieur (mais dans l’équitation d’intérieur aussi, les chevaux vont dehors, parfois ? a demandé quelqu’un). C’est beau d’avoir une passion, conclut Gérard pour rallonger un peu. Qui aime les chevaux ? Les chiens ? Les cochons d’Inde ? Et allez, une demi-heure de passée. On a fait une pause.

Ensuite c’était mon tour, je me suis lancée. Première histoire, une maladie scabreuse, décrite dans le détail devant un auditoire émoustillé par les glaires et le pus, et mon amant décidait de me prendre pour sujet de sa thèse de médecine. Deuxième, le même s’endormait à la lecture de Malraux, il y avait du sexe, enfin un peu, les regards des collègues brillaient et j’ai eu du mal à freiner.

Ah ah, sacrée bluffeuse la demoiselle, a commenté Gérard d’un ton égrillard, avec un triple clin d’œil de plus en plus douteux.

Pour la troisième histoire, emportée par l’élan j’ai pris comme personnage central un homme, en plus il était mort et racontait sa vie. Y en a un qui a froncé les sourcils : ça se peut pas, il a dit. T’es une femme (murmure d’approbation). C’est pas z-autobiographique si c’est un homme. Ça se peut pas. OK, j’ai dit, on élimine la 3.

Restent les deux premières, ils veulent des indices, Gérard dit c’est pas du jeu, il va se faire lyncher, on négocie, trois questions par personne réponse par oui ou non, ils se tapent dessus pour parler en premier, c’est la foire d’empoigne, Gérard s’anime enfin : Qui dit 1, qui dit 2, on parie les gars, la mise à 5 euros ?

Ils ont parié. Je me suis faite un peu prier pour trancher, et j’ai décidé de laisser gagner Gérard. Moi aussi j’aimerais bien faire du bateau, si j’avais pas autant le mal de mer.

Les vainqueurs ont offert un pichet de rouge à midi. Moi je tenais mes trois histoires, laissant Gérard départager les excités et récolter ses sous. On ne s’est pas beaucoup formés mais la réunion a été animée, c’est certain. Surtout après le coup de rouge.

Gérard et moi, on se connaît bien maintenant. Je me suis inscrite à Déléguer sans peine, et son sourire s’est élargi d’une oreille à l’autre. J’ai posé mes conditions dès le premier café : fifty-fifty, mon gars. La mise à 10 euros.

Puis il y a eu Gérer son stress sans peine et La Performance sans peine. Quatre formations bidons, trois idées par session, total douze nouvelles. Le titre est tout trouvé. L’Apocalypse sans peine, ça s’appellera.

L’inspiration facile, moi j’aime ça. Gégé et moi, c’est une affaire qui tourne. Gérard a un nouveau blouson de cuir, et moi, un ordinateur neuf. La mode est au spectacle vivant, les salariés l’ont bien compris, le carnet de commandes est plein. On a des plans pour l’année qui vient. On va créer une petite entreprise, tous les deux : j’écrirai, il animera, on s’aimera. Il sera ma muse et moi, sa diva.

Et vous savez quoi ? Les formations, c’est transitoire. Gérard et moi, ce bateau, on l’aura très bientôt.

(Ah, si les idées, ça se trouvait comme ça, aussi facilement que les Gérard…)

Siddon’s House, par Guillaume Tavard

18/08/2006

The Salt of the Earth

18/08/2006