L’heure du bilan…, par Olivier Adam

Carte blanche de Olivier Adam

Ça fera bientôt dix ans. Dix ans que Claire est née. Et avec elle : Loïc, l’âme sœur, le frère. La part manquante. Son silence inexplicable, son absence douloureuse. Ses cartes postales. Qui en disent trop ou pas assez. Les parents et leur tendresse pudique, leur amour maladroit. Le pavillon familial, les chambres et les traces de l’enfance. Les rues de Draveil et de Vigneux, banlieues livides et pavillonnaires, noyées dans la masse, bordées de prunus et de jardins neurasthéniques. Le Shopi, Paris et la rue des Martyrs, Nadia et les collègues. Le mépris, les codes et la domination. Et puis la fuite à Portbail, le camping de Barneville-Carteret, les dunes, la lande et la mer. Dix ans et j’écrivais cette histoire, la nuit dans l’appartement aux murs jaunis, aux fenêtres de travers, au plafond pas droit. Ou alors au boulot. Rivé à mon ordinateur, qui pouvait bien savoir quels mots je tapais alors ? L’année suivante, le texte achevé, Dominique Gaultier, le patron du Dilettante, m’a réveillé vers neuf heures. C’était un dimanche matin. J’avais trop bu la veille. Pendant qu’il me parlait de sa voix traînante, tout valsait autour de moi. Je suis sorti acheter des croissants pour fêter ça. Quelques jours plus tard on papotait dans sa librairie de la rue du Champ de l’Alouette. Le Dilettante… Calet, Guérin, Hyvernaud, Bove. Mon ardoise, comme dirait Djian. Tous réunis autour de moi. Et puis Eric Holder. En grand frère. Un an plus tard encore et le texte est sorti. Un succès d’estime comme on dit. Pas si mal. Mieux que ce que j’espérais en tout cas. Quelques critiques y ont crû. Certains libraires. (Je vous parle d’un temps révolu. Où des premiers romans comme le mien, discrets et signés de parfaits inconnus, pouvaient encore se frayer un chemin au milieu des livres prévendus…) Et puis, avant même de connaître les ventes, Laurent Boudin, chez Pocket. Un coup de cœur, comme ça. Gratuit. Pour le simple plaisir du partage, de la découverte. Là, j’ai sorti le Champagne. Tant pis pour mon banquier. Faut dire : c’était quelque chose, pour moi, le passage en poche. Un peu comme d’arriver dans les bibliothèques. Je ne voyais pas beaucoup mieux. Le poche, les bibliothèques. La littérature à portée de tous. Gratuite ou pas loin. C’est comme ça que je me suis fait, que je me suis construit, littérairement parlant (mais je crois dur comme fer que la littérature et la vie ne sont qu’une seule et même chose, un même mouvement.). Pas à l’école ni à l’université. Mais dans les rayons des médiathèques, et des solderies du quartier Saint-Michel à Paris…
Après ça, j’ai cru que c’était fini. Que Claire allait doucement disparaître, noyée sous les milliers de romans qui chaque année se succèdent, s’entassent et s’annulent aux tables des libraires. Je suis passé à autre chose. D’autres textes. Mais Claire était là, qui rodait. Une lettre ici, une rencontre là, et toujours quelqu’un pour me dire : « c’est bien, mais quand même, mon préféré, ça reste votre premier. » Ou bien : « vous savez, cette histoire, c’est la mienne… ». Des frères venaient me parler de leur sœur, des sœurs de leur frère, des parents de leurs enfants, des enfants de leurs parents, et tous évoquaient leur douleur, l’absence et la perte, les non-dits, la pudeur, les maladresses, les silences, les secrets. Il y a une part d’inconscience, d’irresponsabilité dans la création littéraire. On joue avec le feu. On manipule des sentiments, du vécu, des émotions qui parfois nous dépassent. Comme laissant choir un mégot pas tout à fait éteint dans une garrigue en plein été. Par mégarde. On ne se retourne pas, on y pense à peine, et pourtant, derrière, parfois, tout se met à flamber. Bien sûr dans mon cas, ce n’était pas le grand incendie, mais à certains mots, certains regards, certaines intonations, j’ai fini par comprendre que dans Je vais bien… , en creux, quelque chose touchait plus que je ne le croyais, et s’échinait à brûler encore.
Et puis il y a eu le cinéma. Depuis le début, il était là. Tapi dans l’ombre, il ne demandait qu’à en sortir. Ça a commencé dès l’écriture. Aucun de mes autres livres n’est à ce point écrit en position de filmeur. Troisième personne. Caméra amoureuse. Collée à Claire. Saisissant le présent, tentant de capturer l’infime, les traces, les silences, les gestes, les paysages. Absence totale de commentaire, de psychologie, d’explications. Et en creux, entre les lignes, une trame, un suspense, même, des rebondissements, presque. Bref, l’ébauche d’un scénario. On m’a beaucoup parlé de Manuel Poirier, d’Erick Zonca… Je n’étais pas peu fier. Quoiqu’un peu écrasé sous le poids de ces références, dont je savais n’atteindre que les chevilles, et encore. J’avais tellement pensé à eux en écrivant, à eux et à tant d’autres. Depuis, je me suis peu à peu éloigné de cette manière « cinématographique ». Et je ne m’y reconnais plus vraiment. Je me sens tellement du côté de la voix désormais. Des sensations, du rythme, des lieux, de la musique, de la phrase, du physique. Mais qu’importe. Les livres sont écrits une fois pour toutes. On les laisse derrière soi comme des peaux anciennes, des costumes, des identités transitoires.
Immanquablement, l’aventure s’est achevée sur les écrans. Et pour pas mal de gens, la plupart, qui n’avaient jamais entendu parler du livre, c’est même là qu’elle a commencé. Une vague histoire de téléfilm, d’abord. Puis une poignée de jeunes gens pleins d’envies mais sans personne pour les suivre. Cinq ou six projets sans lendemain, et pas moyen d’en démordre : surgie du bout de ma rue, à la caisse du Shopi où j’allais acheter chaque jour de quoi manger et surtout de quoi boire, Claire, pourtant si pâle et effacée, étrange et opaque, discrète et butée semblait taillée pour le grand écran. Alors, quand Philippe Lioret, pourtant venu me demander d’écrire avec lui un tout autre film, a tout laissé tomber pour adapter Je vais bien, ne t’en fais pas, ça ne m’a pas vraiment étonné. J’ai tout de suite dit oui. J’avais confiance en Claire. Et en Philippe : je connaissais ses films, leur humanité, son goût des miniatures, des petites choses, des gestes « qu’on a pas faits et qu’on aurait dû faire », des « mots qu’on n’a pas dits et qu’on aurait dû dire ». Sa justesse, et la générosité de son regard. À hauteur d’homme toujours. Fraternel. Sans mièvrerie. Sans dolorisme. Ni compassion dégoulinante. Puis j’ai appris à connaître l’homme. Sa tendresse bourrue. Sa pudeur et ses emportements. Son mauvais caractère et son cœur d’or.
Ne restait plus qu’à travailler. Ne restait plus qu’à me mettre à son service, l’ego dans une poche et ma vision du film dans l’autre. Ne me restait plus qu’à aider Philippe à écrire et réaliser son film. Je veux dire : un film qui soit vraiment le sien, corps et âme. Ne me restait plus qu’à l’aider à me trahir. À se sentir absolument libre, à s’approprier cette histoire, ces personnages et ces lieux. N’en garder que ce qui pouvait lui être utile et le touchait au plus profond. Jeter le reste. Et inventer ce qui manquait. Pour se rapprocher au plus près de cet endroit du texte qui l’avait bouleversé et remué si personnellement et intimement qu’en lui était monté ce singulier désir de cinéaste : s’emparer d’une trame existante, de l’histoire et de l’univers d’un autre et les faire siens, comme s’ils étaient sortis de ses propres tripes. Voilà ce qui m’a occupé l’esprit, tout au long de l’écriture du scénario. Raconter l’histoire que Philippe avait dans la tête et dans le ventre. Oublier mon livre, ma version des faits. Ma propre cinématographie. Et me fondre dans la sienne.
Au final, si le livre est bien mon livre, s’il dit le monde à ma manière et tel que je le vois, ou du moins tel que je le voyais il y a dix ans et avec les moyens dont je disposais alors, le film est bien, et plus qu’aucun autre, son film. Il porte véritablement, et peut-être plus encore que ses précédents, sa signature. Dans la forme bien sûr, délicate, douce, pudique, grave mais parfois souriante. Dans son refus de l’esbroufe, des effets de manche, cette manière de mettre la caméra au seul service des personnages et de l’histoire. Dans l’écriture elle-même, concentrée sur la dramaturgie mais laissant toute sa place à la vie qui bat. Mais aussi dans son propos même. Dans sa manière de se concentrer, beaucoup plus que le livre, sur les parents, et sur le père en particulier, magistralement incarné par Kad Merad. À lire le livre et à voir le film à la suite, au-delà des aménagements scénaristiques, et du jeu des sept erreurs auquel on pourrait se livrer (la quasi-absence de la thématique sociale dans le film, une Lili beaucoup plus vaillante mais aussi plus « sage », moins étrange et ambiguë que Claire, le changement de prénom dû à la chanson d’Aaron, les séquences en milieu hospitalier, le resserrement temporel, le contenu même des cartes postales, la première tentative de recherche à Reims, la gémellité absente du livre, des réponses très différentes à la question « comment c’est arrivé ? » etc.), c’est bien ça qui me frappe : du livre au film, il y a un vrai changement de point de vue. De cadrage. De regard. Au fond, le livre est l’œuvre d’un fils, d’un enfant. Le film celui d’un père. Il n’y a pas de secret. J’avais vingt-trois ans quand j’ai écrit Je vais bien…  et Claire c’était moi. Le livre lui est tout entier dédié, il ne tient qu’à elle. C’est son portrait, au quotidien, saisi dans la douleur d’avoir perdu son frère, l’incompréhension et le sentiment d’abandon, c’est aussi le mien, banlieusard monté à Paris, abasourdi par la violence des rapports sociaux, l’implacable machine à reproduire et entretenir les rapports de domination de classe à classe. Philippe a cinquante ans, trois filles et deux d’entre elles ont presque l’âge de Lili. Et en dépit de l’omniprésence de son héroïne à l’écran, Je vais bien, ne t’en fais pas est bien, avant tout, le film de ce père silencieux, qui a « perdu » un fils et voit sa fille sombrer, impuissant. Qui n’a jamais su dire à ses enfants qu’il les aimait. Et qui a laissé la vie lui passer dessus pendant qu’il rêvait d’en faire quelque chose. Du Lioret dans le texte. Philippe l’a suffisamment répété. Je vais bien, ne t’en fais pas a beau être sa seule adaptation, c’est aussi son film le plus personnel.
La suite, on la connaît et c’est maintenant. Le film est sorti. Près d’un million d’entrées. Des tas de récompenses, dont deux Césars. La carrière de Mélanie Laurent qui explose. Celle du groupe Aaron qui s’envole. Et ce livre, étrangement devenu le « roman du film », qui, dix ans après sa naissance, se hisse dans les meilleures ventes de poche, n’en finit plus de résister. Et de me poursuivre.

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30/08/2007

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30/08/2007