Donald Fagen / Morph the Cat, par Anna Rozen

Carte blanche de Anna Rozen

Des chansons pour décapotable avec l’avant-bras calé sur la portière, des chansons qui roulent sur de longues routes ensoleillées … avec, derrière la tête, une amertume rampante un peu désolée souriante un truc acide, désespéré tendre.
Ce sont de gros trains, des wagons de luxe avec de la loupe d’orme et du velours rouge, des poignées de porte en cuivre et des lampes à abat-jour de soie, qui nagent dans la nuit silencieuse avec un ronronnement parcouru d’imperceptibles frissons inquiets. Ces trains possèdent des amortisseurs extrêmement sophistiqués, qui avalent les cahots et ne restituent au voyageur que de minuscules sursauts en forme de soupirs.
Ce sont des bateaux, des Riva sur la Méditerranée lisse, ils vont comme en rêve, de fêtes non-stop en petit-déjeuners sur la terrasse, ils glissent par dessus de sombres poissons lourds qui trimbalent l’angoisse du monde. Dans la mousse joyeuse de leur sillage on voit parfois un dos noir ou une nageoire ensanglantée. Mais le soleil chauffe, les cheveux sèchent, le sel laisse des cercles blancs sur la peau, l’été n’est pas fini.
Le dernier Donald Fagen est comme le précédent. Comme les Steely Dan, comme les Walter Becker. Comme les films de ces réalisateurs qu’on va voir systématiquement. Toujours pareil, toujours nouveau. Ils disent toujours la même chose et de la même façon et pourtant ce sont toujours des films différents. On pourrait dessiner les modèles des chansons, on retrouve les mêmes structures, les mêmes couleurs, de disque en disque. On ne les reconnaît pas tout de suite, mais on est tout de suite bien dedans. Bien, avec cette pointe de malaise savoureux qui fait que même immergé, on reste en alerte. On écoute complètement mais on est entièrement là, il y a du port d’attache et du qui-vive à la fois. C’est comme plonger décidément dans une crique transparente où l’eau sent la pastèque fraîche, mais dont les rochers sont fleuris d’oursins acérés.
Sophistication & conscience. C’est sa recette, sa pente : une forme ultra fabriquée, totalement maniaque, un musicien pour chaque effet, que des pointures, des castings à n’en plus finir, tout dans l’apparence, huilée comme une machine de guerre … et dessous dedans, l’humour et la fragilité. Je crois qu’en cuisine c’est l’aigre-doux, mais alors avec des tas de toques.
Est ce que j’ajoute que l’une des chansons est un dialogue entre le fantôme de Ray Charles et une version jeune de Fagen sur le thème « comment tu fais pour te les taper toutes ? » ?

Les Inrockuptibles, courrier des lecteurs.

À la Sainte-Catherine, par André Blanchard

19/06/2007

New Morning- Vieux soir- Chet Baker, par Anna Rozen

19/06/2007