À suivre…, par Laurent Graff

Carte blanche de Laurent Graff

Je suis un souffle d’air, un brin de vent, une pincée de ciel. Mon corps ne se peut pas, je n’ai pas lieu. La vie m’a traversé comme un rêve d’une nuit ; je n’ai jamais vu le jour. Depuis, cette vie fantôme me hante. Je suis né chez les morts.

Si j’avais vécu, je me serais appelé Vincent. Après l’échographie du cinquième mois, qui révéla que j’aurais dû être un garçon, mes parents commencèrent à chercher un prénom. Ma mère acheta un livre, où l’on recensait les qualités et les traits de caractère attachés aux prénoms, comme pour une ultime manipulation intra-utérine : on veut un Maximilien soigneux, un Nicolas chanceux, un Kévin téméraire. Je devais être leur premier enfant ; il s’agissait de ne pas se tromper, de trouver l’exact prénom correspondant à leurs attentes, à leur rêve. Finalement, ils optèrent pour un petit Vincent, et tant pis si le guide le disait quelque peu entêté !

Vincent. Déjà, un être reconnu, né de la magie du verbe, se dessinait derrière ces deux syllabes qui le désignaient. Il avait un prénom comme un port d’attache, pour aborder la terre des hommes. Ce baptême prénatal l’extirpait du néant de l’innommé. On l’appelait doucement, on lui parlait, une main sur le ventre où il achevait sa formation, avec, cependant, encore quelques craintes inavouées. Au fil des semaines, on commençait à l’aimer avec précision, de moins en moins prudemment. Ce prénom, on s’y habituait, on ne s’en étonnait plus, on le prononçait avec un tel naturel, une telle confiance, que l’enfant à naître semblait déjà parmi nous, révélé à la vie.

Les échographies étaient l’occasion de voir ce petit être en développement flottant dans les eaux placentaires, comme enfermé dans une planète. Les battements enfouis de son cœur résonnaient dans la pièce, amplifiés par l’appareil, avec une force élémentaire – pulsations millénaires dans l’infini silence du cosmos. Outre un prénom, il possédait à présent des traits particuliers, un visage. Sur le moniteur de l’échographe, émergeant de la nuit, dans des couleurs radiantes, apparaissaient un haut front, un nez retroussé, une bouche têtue. Il avait atteint un stade identitaire qui aurait permis à un caricaturiste d’en brosser le portrait. Les parents observaient muettement ce produit de la biologie prendre figure humaine, un peu ébaubis d’en être les concepteurs. Le médecin leur faisait une visite guidée du fœtus, pointant avec le curseur un os remarquable, un organe vital. Tout allait bien. Ce qui devrait nous donner un joli bébé, aux proportions moyennes, d’ici deux mois.

J’aurais dû être ce bébé promis. Tout était prévu pour mon existence. J’avais des parents impatients, une chambre décorée, un lit douillet, des vêtements pour plusieurs mois, des premiers jouets. J’étais plutôt bien loti. On peut facilement s’amuser à imaginer la vie que j’aurais menée, entre hasard et destinée, bonheurs et malheurs. L’histoire de l’humanité regorge de récits de vies, extraordinaires ou ordinaires, lointaines ou proches, aussi variées qu’identiques. On ne s’en lasse pas.

À trois semaines du terme de la grossesse, ma mère ressentit des douleurs. Était-ce des contractions annonçant un accouchement précoce ? Ça ne ressemblait pas à ce qu’elle avait lu dans les livres. C’était autre chose. Plus qu’une appréhension, une prémonition funeste gagna son esprit. Dès le début, elle avait pressenti la vulnérabilité, non pas technique, mais essentielle, de la vie qu’elle portait, elle avait perçu une présence contradictoire, un voisinage menaçant. Elle avait consulté des statistiques sur la mortalité des fœtus, qui auraient dû la réconforter. Bien sûr, elle ne disait rien de ses pensées et, pour elle-même, s’efforçait de les réprimer. Les douleurs se firent plus vives. Mon père s’empara du sac renfermant les affaires pour la maternité – tout était prêt – et décida d’aller à la clinique sans plus attendre. Dans la voiture, l’un et l’autre essayèrent de juguler l’inquiétude en multipliant les hypothèses qui, loin d’être rassurantes, accusaient leur inexpérience. Aux urgences, ma mère fut dirigée aussitôt vers le service obstétrique. Sur le brancard, elle n’osait déjà plus toucher son ventre, cette chose à l’intérieur d’elle qui, soudain, se détachait d’elle, jusqu’à devenir repoussante. Les examens vinrent confirmer ce qu’elle avait toujours redouté. Le petit cœur avait cessé de battre ; elle portait à présent la mort en elle.

Pauvre mère sans enfant ! On sortit de son corps, à l’abri d’un champ opératoire, ce projet de vie avorté. Elle pleurait en silence et s’accusait. Les humains ont une conception de la vie très pragmatique et anthropomorphe, qui passe forcément par l’existence. L’être est associé à un processus biologique, de préférence normalisé, et est incarné par un individu. Le petit Vincent resterait à jamais une créature imaginaire, un désir, un songe, une chimère.

Laurent Graff
© le dilettante

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